Laurent Touchart et Pascal Bartout, géographes à l’Université d’Orléans (laboratoire CEDETE), dressent d’abord une rapide histoire de la limnologie, longtemps définie comme la science des systèmes lacustres. Les lacs ont tôt attiré l’attention des naturalistes, des géographes et des premiers écologues, au même titre que les îles dont ils sont en quelque sorte l’équivalent inversé (un ensemble « isolé » d’eau cerné de terre, ensemble ayant sa cohérence d’étude, avec une forte interdépendance des éléments internes, de nombreuses espèces endémiques pour les lacs anciens). Les limnologues sont aussi parmi les premiers contributeurs à la construction de l’écologique scientifique au début du XXe siècle : S. Forbes, R. Lindemann, G. Hutchinson, par l’influence de ce dernier E. Odum.
L’étude des lacs va très vite se trouver à la confluence des différentes écoles de recherche, avec la mise en avant du caractère systémique et intégrée, aux Etats-Unis, en Europe et en Russie. Au fil des travaux, les géographes y valorisent le biotope au sein d’un système fluvial, les biologistes y mettent en avant les biocénoses (ou biogéocénoses en Russie) au sein d’un écosystème lentique. Selon l’angle choisi, le caractère ouvert ou fermé est souligné. L’action humaine y est beaucoup étudiée sous l’angle de l’eutrophisation et de la pollution, plus sensible dans les lacs que dans les rivières en raison du moindre mouvement et du temps de résidence. Le schéma ci-dessous montrent les différentes inscriptions possibles du « limnosystème en tant que concept de géographie limnologique« .
Pour les auteurs, il manque finalement une pensée du limnosystème en tant que tel (la plus ancienne mention du terme est celle du géologue suisse Jean-Michel Jaquet en 1989). Une définition formant programme de recherche est proposée :
« Le limnosystème est l’ensemble des interactions naturelles (en tant qu’écosystème lentique interagissant avec les écosystèmes lotiques d’amont et d’aval et en tant qu’isolat favorisant l’endémisme interagissant avec l’ensemble du réseau hydrographique) et socioculturelles (comme rendant des services socio-économiques et possédant une identité culturelle) se produisant sur un territoire centré sur un plan d’eau, ce dernier se conduisant à la fois comme un aval collecteur et un amont moteur. Le limnosystème se décline en plusieurs échelles spatio-temporelles : le lac forme un limnosystème saisonnier de bassin, l’étang un limnosystème interdiurne de versant, la mare un limnosystème diurne dépendant. L’origine du limnosystème peut être indifféremment naturelle ou artificielle. Ainsi redéfini, le limnosystème devient un concept géographique par (i) son centrage, à la fois épistémologique et opérationnel, sur un objet géographique, le plan d’eau, (ii) ses caractéristiques multiscalaires, (iii) sa prise en compte sans hiérarchisation de valeur des faits de nature et de société. »
Au passage, soulignant l’intérêt du concept d’anthroposystème apparu au début des années 2000 (Lévêque et al 2000, Lévêque et al 2003), Laurent Touchart et Pascal Bartout égratignent quelque peu la mise en oeuvre de la DCE 2000 et de la loi sur l’eau 2006 en France, constatant à la fois une hégémonie des systèmes lotiques (où l’ensemble lentique est perçu comme anomalie du continuum) et une dépréciation sans fondement des plans d’eau d’origine humaine :
« Si le limnosystème était conçu comme un anthroposystème limnique, il formerait un cadre plus opérationnel que l’actuel (…). Fortifié par les considérations épistémologiques précédentes, il aiderait sans doute, de façon pratique, à résoudre certaines contradictions de l’application française de la DCE que nous pourrions illustrer ainsi. Pourquoi un glissement de terrain qui barre une vallée et construit un lac est-il présenté comme une bénédiction permettant au réseau hydrographique d’enrichir sa biodiversité et la variété de ses habitats, par le simple fait qu’un segment du système lotique a été transformé en système lentique, même si ce bouleversement a eu lieu récemment ? Pourquoi une digue construite pour barrer un vallon il y a mille ans, qui a donné naissance à un étang ennoyant une prairie humide inculte, dont les plantes marécageuses évapo-transpiraient de façon considérable, qui a laissé au cours d’eau le temps de rééquilibrer son profil en long, qui est intégré au système agro-pastoral traditionnel et a acquis une valeur culturelle et patrimoniale aux côtés d’un moulin, est-il présenté comme une atteinte intolérable à la nature, par le simple fait qu’un segment du système lotique a été transformé en système lentique ? »
Référence : Touchart L, P Bartout (2018), Le limnosystème est-il un concept géographique ?, Ann. Géo., 719, 29-58.