Depuis des siècles, l’ouvrage hydraulique est un fait historique et social, pas un fait naturel. Pourtant, l’action publique récente a choisi de solliciter presque exclusivement le regard de l’hydrobiologie et de l’hydromorphologie dans l’analyse de ces ouvrages et en a profité pour édicter de nombreuses normes (politiques, administratives) les concernant.
Histoire, droit, économie, sociologie, anthropologie furent pour l’essentiel écartés dans la réflexion manichéenne actuelle de ce que doit être un cours d’eau. Or, ils ont été aménagés depuis des millénaires.
On paie aujourd’hui le prix de ce réductionnisme écologiste accentué depuis 15 ans : la complexité de la question des ouvrages hydrauliques a été sous-estimée, voire occultée. Les gens ne veulent tout simplement pas sacrifier leur cadre de vie, leur bien ou leur outil, aux vertus supposées de la naturalité de la rivière, pas plus qu’ils ne consentent à payer le prix élevé des objectifs de « renaturation » par rapport à un « point zéro » qui reste encore à définir. On n’en sortira pas par la négation de cette réalité, mais par sa prise en compte élargie, multidisciplinaire et en écartant toute approche dogmatique.
On ne peut pas s’intéresser aux cours d’eau, à leurs ouvrages et leurs usages sans essayer de comprendre la manière dont fonctionne la rivière et dont évoluent ses écosystèmes.
D’autre part, et dans le cas très égocentré de la continuité écologique, la politique publique résulte d’une assise très lacunaire des connaissances avant la promulgation de la loi (LEMA 2006) et a postériori, d’une lecture incomplète des travaux scientifiques, en particulier une lecture qui gomme leurs incertitudes, leurs inconnus, voire parfois certains de leurs résultats.
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La malaria est-elle désirable? Limites de la naturalité comme fondement normatif
En tout état de cause, connaître l’écologie de la rivière ou d’un étang ne signifie pas que la rivière ou l’étang est pour nous un phénomène uniquement ou exclusivement écologique. L’écologie est une lecture possible, mais elle n’est pas la seule (c’est vrai pour l’écologie scientifique, a fortiori pour l’écologie politique laquelle est une croyance légitime parmi d’autres du spectre démocratique).
Quant à la nature, elle n’est pas, en tant que telle, au fondement de nos normes. Qu’une chose soit bonne ou mauvaise pour la rivière entendue comme phénomène naturel ne suffit pas à prétendre que cette chose soit bonne ou mauvaise du point de vue des jugements normatifs que les hommes en société portent sur leur environnement et sur leurs actions sur cet environnement…d’autant que ces appréciations changent au cours des siècles.
Une « reductio ad naturam » pose donc problème et nous pouvons tous l’admettre. Par exemple, le débordement d’une rivière en crue peut provoquer des dégâts matériels considérables et de nombreux décès (nous le déplorons tous les ans sans prendre les mesures pour y remédier). Ce débordement originel tout à fait naturel en soi, n’est pas pour autant que nous le jugeons désirable ou bénéfique dans ses causes et ses effets.
Autre exemple : la multiplication des zones humides pourrait conduire à la prolifération de pathogènes nuisibles aux hommes et au bétail, ce qui là aussi n’est pas une dimension spécialement appréciée de la nature. (On oublie que c’est notamment pour lutter contre la malaria encore endémique ces deux derniers siècles en France et en Europe qu’on a drainé certaines régions marécageuses. Cette question des maladies à vecteur pourrait d’ailleurs redevenir problématique en situation de réchauffement climatique).
Par un réductionnisme écologiste récent, nous dénonçons l’idée selon laquelle la problématique des rivières en général, et des ouvrages hydrauliques en particulier, devrait être traitée à titre exclusif (ou quasi-exclusif) à l’aune de l’hydrobiologie ou de l’ hydromorphologie. C’est, très largement, l’angle retenu en France par le Ministère de l’Ecologie, relayé par les établissements techniques ou scientifiques qui le conseillent (ONEMA, IRSTEA) et par FNE et la FNPF qui y imposent leur diktat.
Nous limiterons ici notre point de vue aux ouvrages hydrauliques, mais d’autres aspects de la rivière seraient justifiables des mêmes réserves, notamment les étangs et canaux d’irrigation.
Ce que le réductionnisme écologiste ne comprend pas
Pourquoi cette posture est-elle problématique ? La première réponse évidente est que l’ouvrage hydraulique en lui-même relève de l’histoire, et non de la nature. Regarder l’ouvrage avec l’œil du naturaliste ne nous dit rien de la raison pour laquelle il a été construit, des évolutions qu’il a connues ni des événements qui se sont noués autour de lui. L’eau comme phénomène naturel n’a pas de mémoire, elle construit et reconstruit son lit, elle divague, elle emporte, elle change sans cesse, à toutes les échelles de temps. Elle était là avant l’homme, elle sera là après lui, elle est au fond indifférente.
Rien de tel avec l’ouvrage hydraulique (moulin ou étang). C’est une construction humaine qui relève d’une intention et d’un besoin. Si l’ouvrage est encore présent, souvent après plusieurs siècles d’existence dans l’environnement hostile (pour lui) de l’eau en mouvement, c’est que des générations successives ont investi cette présence d’un sens digne d’être conservé et transmis. Son édification procède d’abord d’un besoin (de travail, d’énergie, de nourriture). Peut-être est-ce devenu autre chose. C’est le regard de l’historien qui est ici requis, pas celui de l’écologiste.
Peut-être pourrait-il recouvrer un usage au titre de l’aménagement du territoire? Ce serait la mission de l’élu local qui devrait primer, mais toujours pas l’avis de l’écologiste.
En plus d’être un fait historique, l’ouvrage hydraulique est également un fait social. Là encore, la lorgnette de l’hydromorphologie est myope, voire aveugle. On le constate dans la littérature française du 21ème siècle sur la continuité écologique : les auteurs reconnaissent au détour d’une phrase, au mieux d’un paragraphe, qu’il y a parfois un « enjeu social ». Mais ils glissent très vite, évitent de développer au risque de se contredire, y voient parfois une sorte d’anomalie. Leur autisme est compréhensible : ce n’est pas leur formatage, pas leur centre d’intérêt, pas leur regard.
Ils considèrent uniquement une rivière entravée par un ouvrage. Point. Ils oublient sa contribution à l’essor industriel jusqu’au début du XXème siècle, ne respectent pas l’ingénierie remarquable et la qualité des travaux qui ont permis de les édifier. Ils nient enfin les multifonctionnalités que pourrait recouvrer l’ouvrage.
L’attachement du propriétaire, des riverains, des promeneurs, des pêcheurs pour ce qui semble souvent un amas de vieilles pierres au milieu de l’eau ne fait pas sens si l’on n’est pas prédisposé à comprendre ce sens, préparé à l’étudier et enclin à le respecter. Ce qui est cette fois au plan savant le travail de l’anthropologue, du sociologue ou de l’ethnologue, voire de l’urbaniste et de l’écologue intégrant une écologie sociale, technique, capable d’ étudier un milieu anthropisé et d’y proposer si besoin des mesures correctives.
Mais toujours pas celui de l’écologiste obsédé par la destruction de l’ouvrage.
L’ouvrage hydraulique émerge de l’histoire, contrarie la nature, fait société. Les choix que l’on doit faire aujourd’hui sur cet ouvrage hydraulique doit regarder également l’économie.
Qu’est-ce que l’économiste doit apporter? Définir l’ensemble des coûts et des bénéfices que représentent les options d’aménagement des ouvrages hydrauliques, en fonction du double effet de ces aménagements sur les milieux naturels et sur les usages sociaux (incluant le droit d’usage de la propriété concernée).
Vérifier aussi qu’à dépense égale, on n’obtient pas de meilleurs résultats par une autre action visant un objectif similaire. La tâche est loin d’être simple, car il n’y a pas d’étalon marchand à certaines valorisations en ce domaine. Comment quantifier le bénéfice de la présence d’une espèce de poisson ou d’invertébré? Combien vaut le plaisir de contempler un certain paysage? D’y pêcher? On ne peut néanmoins tirer prétexte de la difficulté de l’exercice pour s’en affranchir, car à la base du pacte démocratique, toute dépense d’argent public doit rendre des comptes à la société qui y consent…ou n’y consent pas. Les affirmations de l’écologiste doivent donc être confrontées à l’analyse de l’économiste. Il nous semble déraisonnable d’en faire abstraction, et il devient vite très peu crédible d’ignorer cette approche censée éclairer chaque prise de décision.
La politique des ouvrages hydrauliques à la croisée des chemins
Une politique des ouvrages hydrauliques aurait dû être assise sur une analyse croisée de l’écologue, de l’hydrologue, mais aussi de l’historien, du sociologue, de l’anthropologue, de l’économiste, du juriste… et des usagers de l’eau. Pas uniquement celle du bloc FNE-FNPF.
Si l’ambition de cette politique est l’action autant que la connaissance, ces expertises auraient dû produire des grilles multicritères permettant aux programmateurs de prioriser les interventions et aux acteurs en rivière de bien comprendre des enjeux attachés aux ouvrages, les opportunités, les freins et les effets collatéraux.
Rien de tel n’a été réalisé dans la démarche post DCE 2000. Uniquement une procédure « à charge ». La politique de continuité écologique, conçue presque entièrement à la lueur des assertions de l’écologiste, pétrie de certitudes, pensait pouvoir tenir pour quantité négligeable d’éventuelles résistances ou objections des usagers à sa mise en œuvre.
Elle se cogne en ce moment au mur du réel, pour avoir bafoué l’avis de l’usager et pénalisé le contribuable.
Nous voyons monter la colère de tous ceux qui ont été sciemment écartés de l’équation de la restauration écologique alors qu’ils sont directement concernés. Nous observons aussi bien le désarroi des élus à qui l’on demande parfois d’endosser le portage politique d’actions qu’ils ne comprennent ou ne cautionnent pas du tout, qui se soldent toujours par de lourdes dépenses qu’ils estiment non prioritaires. Nous constatons enfin le malaise des exécutants (syndicats de rivières), coincés entre les injonctions formatées qu’ils prêchent et les très nombreuses recensions sur le terrain.
La politique de l’eau et des ouvrages hydrauliques menée par une douzaine de personne en France est à la croisée des chemins.
Soit elle refuse le message que lui renvoie la réalité des résultats, ignore la demande de changement des paradigmes, soit elle accepte la nécessité d’une révision de ses attendus dogmatiques et de ses méthodes, entreprend de développer une analyse multidisciplinaire et inclusive de son objectif initial d’atteinte le « bon état 2015 » des masses d’eau. Pour l’instant, c’est un échec.
Illustrations :
– croquis de Léonard de Vinci imaginant des ouvrages hydrauliques
– un bief à sec sur l’Ource. Ce qui est « bon » (ou prétendu « bon ») pour la nature implique-t-il négation ou indifférence des enjeux socio-économiques, paysagers…?