Le contexte
Le triptyque pêche mondiale-production aquacole- besoins en protéines a atteint ses limites dans son fonctionnement actuel. L’aquaculture doit donc augmenter ses volumes. Mais le concept de production intensive est en disgrâce. Depuis Grenelle, il faut que l’intensification soit absolument « écologique » …. comme dans tous les autres secteurs, le « verdissement » sémantique est de bon aloi, voire très pratiqué.
Nous avons vraiment eu du mal, au fil des pages, à trouver des aspérités et des angles en lisant ce rapport, finalement plus ronronnant qu’innovant. Guide+PISCEnLIT+2014
Car il s’agit d’un « rapport » -compilant études et nombreuses publications-… pas d’un « guide ». C’est sa lacune essentielle : tout y est évoqué, mais rien n’est réellement approfondi. On ne peut déduire aucun cahier des charges: que ce soit sur le diagnostic d’une exploitation, sa conversion, sur l’intensification, sa gouvernance. On mentionne des outils (ACV, Emergy) mais en simple survol.
Le besoin de se justifier
En introduction, ce curieux besoin de se justifier et de se situer par rapport à l’agro-écologie… comme si la filière était incapable d’inventer sa propre voie de production écologique avec son identité, ses indicateurs spécifiques.
La définition
Une répétition [53 et 59] de la définition qui ressemble à un roman ratissant très large…mais qui oublie le producteur et le consommateur. Elle ne cherche pas à lui proposer un produit de haute qualité à la traçabilité rigoureuse, elle vise à « améliorer sa productivité ».
Rien sur le producteur ni sur la qualité du produit
L’ambigüité
PISCEnLIT : » la pisciculture écologiquement intensive » est un titre attractif et séduisant. Mais il s’efface immédiatement pour laisser la place à « l’intensification écologique « , terme omniprésent et indéfini. Cette définition nuageuse peut engendrer la suspicion sur la position du curseur intellectuel: vers 100% écologique ou vers l’intensif?
Une réelle motivation écologique ou un virage contraint ?
« minimiser la dépendance aux ressources externes » [52]
La question-clé n’est pas tranchée, ni même définie avec clarté : à quel moment / selon quel critère un processus d’intensification écologique n’a-t-il plus rien d’écologique mais relève de la simple intensification, du gain de productivité?
Autrement dit, avant de vouloir « intensifier » et faire dans « l’écologique », peut-être faudrait-il définir les seuils d’intensité et caractériser les problèmes écologiques ? Après tout, en quoi les systèmes extensifs « non intensifiés » posent problème ? Et à l’autre extrémité, en quoi les systèmes industriels posent problème ? On croit comprendre que l’intensification écologique se situe entre les deux : être plus efficace que l’aquaculture vivrière traditionnelle, sans devenir aussi polluant que la forme industrielle. Mais faute de clarté, on ne sait pas trop où est la zone d’intérêt dans la réalité, quels sont les déséquilibres environnementaux à rectifier, où sont les garanties que « l’intensification » ne va pas elle-même induire des déséquilibres, etc…
Les besoins exprimés
Les principes de base et les indicateurs ne sont pas posés [123]. Ils sont exprimés… mais en attente.
L’AEI attend de « nouvelles normes réglementaires » une « nécessité d’une gouvernance adaptée qui nécessite des mesures institutionnelles », attend un accompagnement, de nouvelles aides, des subventions.
Suggestion de création d’un nième nouveau label [119], d’un « écolabel » plus vert que vert? Quid du label « bio » ? La multiplicité des labels décrédibilise les labels : le consommateur ne fait plus confiance à ces étiquettes publicitaires, aux cahiers des charges édulcorés et permissifs.
Toute la partie relative à la gouvernance et aux institutions apparaît franchement jargonnante. Un exemple parmi bien d’autres de langue de bois s’écoutant penser en boucle : « Quelles que soient ces situations, l’appropriation du concept implique des processus concertés qui relèvent des conditions d’appropriation des innovations mais aussi des processus d’engagement et d’enrôlement collectif qui doivent être progressifs et auto-renforçants ». C’est illisible et abscons.
Une bonne chose dans ce rapport
L’apparition de la prise en compte de l’ACV (Analyse du cycle de vie), à condition qu’elle soit exhaustive. Pour éviter toute tromperie du consommateur, l’ACV, d’une manière générale, devrait être calculée par des organismes indépendants reconnus.
Le concept de marchandisation
« Amélioration de l’intégration territoriale et la production de services non marchands, diversifier les services écosystémiques marchands ».
-nous laissons aux écologistes le soin d’apprécier ce concept de marchandisation de la nature…sauf si, par stricte équité, celui qui pollue l’air et l’eau, dégrade les paysages, en paie le juste prix grâce aux méthodes d’estimation inventées pour la circonstance (de quoi alimenter la cagnotte de l’Agence de la Biodiversité).
-nous sommes stupéfaits que cette suggestion oublie la leçon des crédits carbone. Cette supercherie transformée avec grande simplicité en escroquerie a coûté 10 à 20 milliards d’euros, voire plus, aux Etats Européens. 1,6 milliard pour la France…mais qui a profité aux gros pollueurs mondiaux.
Gagner de l’argent avec la nature…finalement, pourquoi pas si cela profitait à ceux qui s’y éreintent pour un revenu horaire dérisoire ! Mais inventer des mécanismes simples de marchandisation qui seront immédiatement dévoyés en systèmes mafieux complexes…Bercy appréciera.
Il n’y a pas de cotation ni d’argus pour les actifs naturels. Toutes les dérives seront imaginées…et immédiatement mises en oeuvre.
De nouveaux scénarios à co-construire
L’AEI prétend construire un nouveau référentiel, co-construire des scénarios. L’approche diffère de la pisciculture écologique qui, au lieu d’être une technique, est avant tout une éthique de production: la partition étant déjà rédigée par la nature. La lecture en est complexe, difficilement interprétable par un grand nombre de pisciculteurs donc pas facile à vulgariser. La construction de scénarios est en effet un préalable qui permettrait de guider les professionnels dans cette voie de l’AEI.
L’AEI est l’émergence d’une nouvelle technique de production qui veut se démarquer de la production industrielle mais dont les indicateurs ne sont pas encore identifiés… d’où l’ importance redondante accordée aux futurs services écosystémiques, comme s’ils devenaient déterminants dans la prise de décision? Cet axiome ne nous semble ni établit ni pertinent. Intellectuellement, cette présentation de « la prise en compte des services écosystémiques » est curieusement inversée [33] puisque ces « services » résultent automatiquement d’une gestion écologique. Ces services indéniables méritent d’être étudiés, c’est important de les mettre en exergue. Mais ils entrent très rarement dans la prise de décision, sinon toutes les productions agricoles conventionnelles seraient converties. En quoi ces futurs services écosystémiques primeraient l’acte de production dans la présentation… si ce n’est pour commencer à introduire le concept de demandes de financements liés à ce type de référentiel ? Ce levier ne nous semble pas nécessaire. L’autosuffisance alimentaire, la production de qualité, la création d’emplois, la redynamisation rurale, les circuits courts, sont des leviers légitimes à marteler.
Les étangs
450 000 ha notoirement sous-exploités en France. Ce chapitre mériterait un ouvrage spécial.
Contradictions écologiques
1) « les aménités socio-environnementales des étangs » [42], unanimement appréciés. Nous sommes d’accord… alors qu’ils sont en totale disgrâce au regard de la continuité dite « écologique ». Cette fameuse continuité écologique figurait-elle dans les 26 « services » proposés ?
2) « écologiquement » ou « intensive » ?
Le recyclage de l’eau peut être une opération éminemment écologique. Quand il dévore de l’électricité nucléaire, du PVC et une multitude d’autres matières premières, c’est du recyclage. Point. Une gestion qui économise l’eau à très bon escient, certes, mais qui n’a rien d’écologique.
3) un oxymore qui constitue un aveu: « l’écologie industrielle »…tout comme Leclerc serait le promoteur des circuits courts et l’agriculture intensive qui évoque désormais l’agroforesterie, par exemple ? Des verdissements de façade récupérés par la grande distribution et l’agroalimentaire.
Il faudrait rectifier ces erreurs manifestes d’utilisation du mot « écologique ».
L’appropriation par les pisciculteurs
La longue évocation des cas outre-mer apporte-t-elle quelque chose au pisciculteur français ? Elle risque d’être anti-pédagogique s’il conclut que ces concepts sont applicables dans tous les autres pays…sauf en métropole. En fait, il ne peut pas y avoir d’autres exemples d’aquaculture écologique ou d’AMTI (aquaculture multitrophique intégrée) qu’à l’étranger puisque tous les projets écologiques financés par la France et la FAO le sont outre-mer. Ces thématiques de développement n’ont pas été menées en France.
Les photos peuvent accréditer cette sensation d’identification/duplication locale improbable, alors que l’éthique de production écologique reste la même. Seule la chaîne trophique et les écosystèmes diffèrent.
Cette insistance à « souligner l’intérêt d’une co-construction pour faciliter l’appropriation des scénarios par les pisciculteurs et leur reconnaissance par les acteurs des territoires » [79] apparaît elle aussi très étonnante.
S’agit-il de laver l’image prétendument négative de la production piscicole colportée par auto-flagellation par la filière alors que les scandales alimentaires frappaient toutes les autres productions intensives et que leurs excès devenaient de moins en moins supportables par le consommateur ?
Alors qu’il n’existe aucune prospective ni de volonté politique effective (1) pour encourager la pisciculture (2) nonobstant les nombreuses déclarations, le tableau 4 [79] constitue une feuille de route tellement compliquée qu’il nécessitera un financement public pour encourager les éventuels porteurs de projets.
Il semble pourtant n’ y avoir aucune hostilité individuelle ni politique quand un producteur bio, adepte des circuits courts, s’installe. Quel facteur justifierait de consacrer toute cette énergie à la « co-construction » pour créer une activité de production d’emblée bien accueillie, qui serait de surcroît écologique ? L’intégration territoriale semble toute acquise.
A qui s’adresse ce rapport ?
On ne sait pas trop à qui est destiné ce rapport : aux pays du Nord ou du Sud, aux fonctionnaires chargés d’encadrer l’activité ? Une certitude, il s’adresse avec insistance aux élus… Pas certain, avec ce que doit ingurgiter un élu local, que le poisson, fusse t-il de qualité, soit son premier souci. Un gros lobbying national sur les enjeux serait plus efficient.
Conclusion
D’une lueur d’espoir « la pisciculture écologique » … à une relative déception : « l’écologiquement » semble irrésistiblement supplanté par « l’intensif ». Le CEDEPA prône le contraire : intensifier l’écologie -encore mystérieuse- (en soi un défi passionnant) pour la mettre à disposition de la pisciculture.
PISCEnLIT, qui réclame un nouveau cadre législatif (c’est parfait si..(3) semble une introduction claire à de nouvelles demandes de subventions (c’est très bien) et aux prémices de marchandisation des actifs naturels (c’est dangereux limite scabreux). Le consommateur et la nature n’étant pas stricto sensu dans les objectifs prioritaires, le terme « écologique » nous semble encore usurpé, une sorte de floutage vert.
Ce guide constitue un bon début d’effort de réflexion mais nous restons sur notre faim : on ne sent pas à quoi il pourrait aboutir ni comment il serait opérationnel.
(1) de bonnes dispositions de l’UE qui insiste sur le nécessaire développement de l’aquaculture. Mais elles étaient déjà affichées depuis 10 ans…sans relais ni écho national.
(2) ni aucun Schéma régional de développement de l’aquaculture continentale http://cedepa.wordpress.com/2010/11/28/schema-regional-de-developpement-de-laquaculture-continentale/
(3) parfait si le « choc de simplification » en faveur de la pisciculture s’applique au Code de l’environnement, puis à l’accès aux aides de l’UE. Depuis 20 ans, par exemple dans un autre domaine, des centaines de kilomètres de pistes forestières ont été créés résultant d’une volonté politique, puis d’un financement Etat-UE de 50%. Les annonces ont été suivies des faits.
« l’aquaculture est un secteur où les projets d’investissements ne sont pas assez nombreux. Le développement de ce secteur économique doit être une priorité pour la France qui doit enrichir sa stratégie d’alimentation en produits de la pêche d’eau douce » Michel Barnier (2007). La France « doit »…on ne sait jamais si les auteurs –Barnier et autres- des bonnes intentions subliminales, qui détiennent toutes les rênes du pouvoir et des finances ordonnent à la presse, à l’enseignement, aux producteurs sans aucun pouvoir… ou à eux-mêmes ? résultats ? la production stagne alors qu’elle progresse de 20% au niveau mondial et nos importations augmentent pour satisfaire une demande croissante des marchés.