Impact cumulé des retenues d’eau sur le milieu aquatique: une expertise Irstea-Inra souligne les incertitudes

A la demande du Ministère de l'Ecologie en 2013, une expertise scientifique collective a été requise auprès d’Irstea, en partenariat avec l’Inra et l'Onema, concernant l’impact cumulé des retenues d’eau sur le milieu aquatique. L’étude de ces impacts est normalement exigée avant la création de nouveaux ouvrages. Problème : les méthodologies manquent. La synthèse de cette expertise vient d'être présentée et publiée. En absence du texte complet que nous recenserons, on peut déjà y observer un point saillant : les fortes incertitudes tenant à la fois au manque de données, à l'immaturité ou à la complexité des modèles, parfois à la rareté des travaux dans la littérature scientifique. En soi, ce faible niveau de robustesse de nos connaissances est une information utile pour l'analyse critique des politiques publiques de l'eau. Cela nous change de certains catéchismes pétris de certitude et de suffisance récités depuis plusieurs années... 

L'expertise collective a été présentée le 19 mai 2016, et sa synthèse est disponible (mais pas encore le rapport complet), voir ce lien PDF

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. En attendant de disposer du texte complet pour une recension, nous nous attarderons sur un aspect déjà manifeste de cette synthèse : le défaut de connaissances, de données et de modèles. Voici quelques extraits (en italiques):

"L’expertise a mis en évidence la faiblesse des connaissances sur l’effet environnemental cumulé des retenues. Très peu d’études abordent l’influence cumulée des retenues sur l’ensemble des différentes caractéristiques fonctionnelles considérées dans l’expertise, bien que celles-ci interagissent fortement.
(...)

L’effet cumulé des retenues n’a que rarement été l’objet de recherches. Nous le déplorons depuis quelques années. Une enquête lancée il y a quelques jours par le Ministère [ici] et à laquelle les services doivent répondre dans l’urgence pour le 31 mai 2016  illustre l’improvisation qui règne en matière de restauration écologique : en vertu de quel argument l’administration exigerait-elle un effacement d’ouvrage ? Ces travaux ont-ils eu le moindre impact positif ? Dix ans après la LEMA, les prescripteurs sont dans la croyance et les propriétaires, dans l’inquiétude de l’arbitraire. Et ce n'est pas avec cette enquête que la science va progresser

(…)

La dynamique de prélèvement est rarement connue, surtout pour les petites retenues individuelles. Elle est au mieux approchée par une estimation de la demande évaporatoire des cultures irriguées. Ceci induit une large incertitude sur ce terme du bilan hydrique de la retenue qui conditionne en grande partie sa dynamique de remplissage et les volumes qu’elle intercepte effectivement, surtout quand elle ne peut être déconnectée du cours d’eau.
(...)
Plusieurs types de données sont nécessaires pour déterminer l’influence d’une retenue, et a fortiori d’un ensemble de retenues, sur le cours d’eau : leur position dans le bassin versant, leur mode d’alimentation, leur capacité (surface, volume) et leur mode de restitution au cours d’eau, les usages de l’eau et la dynamique de prélèvement et de restitution qui en résulte. Toute tentative pour estimer l’influence d’une retenue sans disposer de ces données, qu’il s’agisse de l’hydrologie, du transport solide ou de la qualité de l’eau conduit à une grande incertitude
(...)

La connaissance du contexte sédimentaire du bassin versant concerné, déficitaire ou excédentaire, est une première étape clé pour évaluer les impacts prévisibles. Les étangs sont les révélateurs des mauvaises pratiques agricoles et forestières du bassin versant. L’industrialisation de la sylviculture et les labours agricoles perpendiculaires à la pente, les sols dénudés, augmentent considérablement le facteur érosif sans qu’il n’y ait jamais de dispositif de décantation en contre bas. La terre arable se retrouve immédiatement dans les cours d’eau. On la qualifie alors de sédiments quand elle s’accumule dans le premier étang ou seuil en aval. Ces ouvrages sont-ils responsables de l'érosion ou assurent-ils une mission d'intérêt général? Y a-t-il intérêt à capter cette surcharge sédimentaire ? Quels sont les impacts sur le milieu aquatique? Rappelons que la terre a besoin d’eau, mais la mer n’a pas besoin de terre. Est-ce désinvolte ou y a t-il un intérêt à laisser 35 millions de mètres cubes provenant de l’érosion s’écouler vers l’océan ? Quel est le budget annuel des dragages estuariens (15€/m3 semble-t-il) ?  Quels sont les coûts et les effets environnementaux des clapages en mer ? Il ne faut pas sombrer dans la théorie du complot, mais la guerre du sable stimule-t-elle le concept de transit sédimentaire à des fins économiques ? [les extractions dans les cours d'eau étant interdites et de plus en plus aléatoires en lit majeur, que le dragage du sable en mer devient une opération hautement spéculative corrélée aux marchés]. Autant de paramètres multidimensionnels à étudier de manière exhaustive à l'échelle du bassin hydrographique.

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(…)

La modélisation numérique apparaît comme une méthode privilégiée pour évaluer l’effet cumulé des retenues sur l’hydrologie. (…) La modélisation se heurte toutefois à diverses questions, pour beaucoup liées à une caractérisation insuffisante des retenues elles-mêmes, aux hypothèses associées à la représentation de leur fonctionnement au sein du bassin, à la prise en compte des usages de l’eau des retenues, et à l’évaluation des incertitudes associées à la modélisation.
(...)
Le degré même de complexité des modèles à mettre en œuvre, dans un contexte donné, pour cerner les processus émergents liés au cumul de retenues reste une question de recherche.

(…)

L’analyse de la littérature n’a pu mettre en évidence un indicateur permettant d’évaluer a priori l’effet cumulé des retenues sur l’hydrologie. L’indicateur, ou plus exactement les indicateurs restent donc à cerner. Il ne faudra pas oublier d’étudier les effets positifs des étangs.

Quand des chercheurs académiques sont sollicités par le décideur pour une expertise collective sur une thématique, ils ont un devoir de précision sur le niveau d'incertitude scientifique de l'exercice ou, ce qui revient au même, sur le niveau de robustesse scientifique des connaissances. Certains rapports, comme ceux du GIEC sur le climat, prévoient d'ailleurs pour leurs auteurs des procédures assez précises d'évaluation des niveaux d'incertitudes (soit les incertitudes des avis collégiaux d'experts, soit les incertitudes des mesures, soit encore les incertitudes au sens mathématique des résultats de modèles statistiques ou probabilistes). On lira avec intérêt le guide de rédaction des auteurs principaux du GIEC sur cette question (lien PDF, anglais), un modèle dont devrait s'inspirer toute expertise collégiale sur les sujets scientifiques d'intérêt  public.

Pourquoi est-ce important?

·                     Dans tout domaine, il existe des ignorances partagées, des savoirs partiels, des convictions fausses, qui peuvent présider à des choix calamiteux. Le rôle de la science qui progresse sans cesse n'est pas de "dire la vérité", ce dont elle n'a pas la prétention, mais de proposer l'analyse la plus précise ou la moins inexacte possible d'un phénomène, à partir de protocoles rigoureux permettant de caractériser le phénomène en question, ses causes, ses modalités, ses effets. 

·                     La science moderne est un exercice collectif, en particulier dans les sciences des phénomènes complexes. L'image du chercheur isolé qui a "raison avant tout le monde" (modèle galiléen ou newtonien) n'a plus beaucoup de sens : chaque sujet de recherche même très spécialisé représente des milliers d'articles dans la littérature scientifique, les protocoles expérimentaux ou observationnels mobilisent des équipes très nombreuses. Donc la production de la science comme l'évaluation de ses résultats est forcément un exercice provisoire et surtout collégial : un expert ou un trop petit groupe d'experts peut donner des conclusions biaisées par non-prise en compte de certaines données ou la surinterprétation de certains résultats.

·                     Tous les domaines scientifiques n'ont pas le même niveau de maturité, c'est-à-dire d'intelligibilité et de consensus chez les chercheurs. Par exemple dans le domaine de l'eau, il n'y a pas beaucoup de débats sur les équations de l'hydraulique, de la mécanique des fluides et des milieux continus appliquée aux approches de grande échelle, car il y a déjà deux ou trois siècles de formalisation (ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas encore beaucoup de recherches). A l'extrême inverse, si on s'intéresse à la biologie ou à l'écologie de la conservation (domaine à la fois plus empirique et plus récent, datant des années 1980 pour l'essentiel au plan institutionnel), on trouve des écoles différentes, des paradigmes en discussion, des méthodologies en construction, etc. y compris sur l'objet même du domaine, à savoir ici ce qu'il s'agit de "conserver". 

·                     La science tire sa crédibilité sociale de la rigueur descriptive et prédictive dans l'approche des phénomènes étudiés, ainsi que de la transparence de ses procédures internes d'évaluation et de publication. Cette rigueur est d'autant plus nécessaire qu’elle peut être facilement prise en otage par des enjeux de pouvoir (politique, financier, économique). Il y a une "manufacture du doute" comme il y a une "industrie de la peur" ou un "business de la catastrophe", c'est-à-dire des stratégies de communication visant à rendre peu lisibles et discutables les messages de la science, voire à distordre sa pratique même (cas des conflits d'intérêt), au bénéfice généralement d'intérêts économiques ou d’idéologie.

·                     Dans les démocraties modernes, une politique publique sur des thèmes à forte composante scientifique comme la santé, le climat, l'énergie, l'eau ou l'environnement tend à être fondée sur la preuve (evidence-based policy) et dirigée par la donnée (data-driven policy). Ce n'est pas une obligation en soi, mais on considère comme peu recevable démocratiquement une politique préférant la conviction de croyances religieuses ou idéologiques à l'examen scientifique, ou bien une politique n'étant pas capable d'asseoir de manière rationnelle ses choix publics et de démontrer de façon empirique leur bien-fondé au regard des objectifs qu'ils se donnaient. Donc en démocratie, on n'engage pas (ou on ne devrait absolument pas engager) des dépenses ou des contraintes sur des domaines où il existe une forte incertitude de résultat. Pareillement, et en vertu du principe de précaution, on n'autorise pas (ou on ne devrait pas autoriser) des actions où il existe une forte suspicion de risque.

Il y a une marge d'interprétation dans le niveau requis de connaissance (l'adjectif "forte" dans la phrase précédente), ce qui relève à la fois du débat scientifique et du débat démocratique.


On conclura que la commande de cette expertise en 2016 sur l'effet des retenues d’eau et des étangs apporte plutôt confirmation de notre critique des politiques environnementales appliquées à l'eau et aux milieux aquatiques : elles ont été sous-informées et improvisées dans leur programmation. Des collèges pluridisciplinaires de chercheurs auraient dû être sollicités pour des expertises rigoureuses pour asseoir la Loi.  

L'environnement est un domaine qui donne lieu récemment à des postures fortes de croyance et de militance chez les uns, de résistance au changement chez les autres. L’administration, accordant crédit et copieuses subventions aux lobbies des pêcheurs et des ONG écologistes, imaginait qu’elle pouvait s'affranchir du temps nécessaire à la construction de la connaissance scientifique et d’une réelle concertation démocratique.

C'est pourtant dans la voie opposée que nos sociétés occidentales aspirent à évoluer. La certitude pour l’administration d'avoir raison contre tout le monde en ayant recours à un arsenal de circulaires et décrets ne créée pas une vérité… encore moins un bénéfice environnemental.

Illustrations

Figure 1 : les différents types de retenues d'eau, citation de la synthèse de l'expertise collective Irstea-Inra 2016, Impact cumulé des retenues sur les milieux aquatiques, document cité, tous droits réservés.

orages violents du 28 mai 2016 ; les circonstances: un orage survient sur un sol dénudé, labouré perpendiculairement à la pente. Résultat : une formidable érosion. L’eau boueuse s’est même retrouvée sur la route (cas très fréquent). Des centaines de mètres cubes dont le milieu aquatique en aval n’a peut-être pas besoin ? 

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